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BHL une biographie  par Philippe Cohen

 

 

L'Express du 10/01/2005

BHL répond
«J'ai une conception guerrière de la recherche de la vérité»

propos recueillis par Eric Conan, Denis Jeambar et Renaud Revel



Dans un entretien avec L'Express, Bernard-Henry Lévy explique pourquoi il a tenté, dans un premier temps, de s'opposer à cette biographie. Et il riposte, point par point, aux critiques formulées par son auteur, Philippe Cohen

Une phrase du livre de Philippe Cohen le résume: «Je ne crois pas qu'il existe une pensée BHLienne, car son irrépressible désir de s'exprimer sur tout et rien a fini par rendre son point de vue incohérent. En revanche, je crois que son influence sur la gauche française a été considérable.» Il estime en effet qu'avec votre livre L'Idéologie française, expliquant que le fascisme était au cœur de l'identité française, vous avez «criminalisé la nation au sein de la gauche et disqualifié, en la niant, la tradition républicaine». Commençons par l'incohérence qui apparaît dans l'extrait que nous publions sur Soljenitsyne, dénoncé avant d'être adulé...

C'est peut-être, tout simplement, qu'il y a plusieurs Soljenitsyne! Celui d'avant L'Archipel du Goulag, qui pouvait, en effet, inspirer des réserves. Celui de ces dernières années, qui verse dans une nostalgie grand-russienne qui ne me plaît pas non plus beaucoup. Et puis, entre les deux, un livre immense, un miracle - l'un des miracles qui font qu'un écrivain se hisse au-dessus de lui-même et mérite d'être, comme vous dites, adulé. Quant à L'Idéologie française, c'est un livre dont je ne suis, aujourd'hui encore, pas mécontent. Parce que je posais, en effet, cette question de l'histoire, de l'essence, de la spécificité, du fascisme français. Et puis parce que j'y menais une opération qui, rétrospectivement, me plaît bien et qui consistait, trois ans avant son apparition réelle, à déduire spéculativement, juste par concepts, comme une sorte de place vide sur l'échiquier idéologique et politique, les traits, le portrait-robot, la nécessité du Front national.

 

Cette thèse a eu des effets en influençant le combat de la gauche avec l'idée centrale selon laquelle il fallait défaire la nation française pour lutter contre le racisme et l'antisémitisme. C'est le contraire qui a eu lieu. L'éloge du «droit à la différence» lancé par SOS-Racisme - que vous avez parrainé - a encouragé les communautarismes, dénationalisé les juifs de France et vingt ans après, le Front national, qui ne semble pas un parti fasciste, n'est pas le responsable principal de l'actuelle explosion d'antisémitisme, qui ne vient pas d'où vous l'annonciez: la tradition française.

Oui? Vous pensez vraiment que le parti du «point de détail», de «Durafour crématoire», de la main tendue à tels Waffen SS ou anciens miliciens recyclés, n'est pas un parti fasciste? Je vous laisse la responsabilité de votre affirmation. Mais, en attirant tout de même votre attention sur le fait que, vus d'un certain point de vue, les partis fascistes n'ont jamais l'air d'être des partis fascistes. Ils sont complexes. Composites. Le propre du fascisme étant de remettre en jeu, dans une espèce de rotation folle, tous les grands signifiants idéologiques, son premier geste étant d'opérer des courts-circuits, des synthèses nouvelles entre les extrêmes, on commence toujours par se dire: «Tiens! il y a de tout dans ce parti; il y a de la droite et de la gauche; des salauds et des braves gens; des excités et des modérés; il n'a vraiment, vraiment, pas l'air fasciste.» C'est ce qu'on a longtemps dit des socialistes nationaux italiens des années 1920. Puis des révolutionnaires conservateurs allemands des années 1930. Eh bien, c'est ce que l'on dit, aujourd'hui, des partisans de la préférence nationale et je crois, toutes proportions gardées, que l'erreur est de même nature. L'actuelle explosion antisémite? Parce qu'il a délié les langues, levé des interdits, parce qu'il a accrédité l'idée d'un «tabou» sur le nom juif dont l'establishment serait le gardien et que, lui, Le Pen, briserait, le discours frontiste en est incontestablement l'une des sources.


Mais vous êtes curieusement silencieux, dans le cadre français, sur sa source islamiste.

Pas du tout. Je crois juste que les deux vont ensemble et qu'ils sont comme les deux mâchoires d'un même piège. D'un côté, vous avez Le Pen qui, au moment des massacres islamistes en Algérie, dit que «le FIS c'est la djellaba nationale contre le jean cosmopolite». Et, de l'autre, vous avez Tariq Ramadan, la chaîne islamiste Al-Manar et tous leurs charmants disciples qui, dans les banlieues, taguent des croix gammées sur les murs des synagogues. Peut-être le premier est-il sur le déclin et les seconds ont-ils le vent en poupe. Mais un même combat les rassemble. Et, encore une fois, un même mot d'ordre.

 

Un autre effet important de L'Idéologie française est d'avoir incité la gauche à abandonner ses symboles nationaux et républicains, laissant le Front national les récupérer.

Vous me faites beaucoup d'honneur. Mais si tel était le cas, si tel avait été, même à la marge, l'un des effets de ce livre, alors, croyez-le bien, j'en serais ravi! Je déteste le nationalisme. Je crois, au plus profond de moi, que la construction européenne doit nous débarrasser de ce mixte bizarre de maurrassisme et de jacobinisme qui fait le fond de sauce de notre religion patriote. Je trouve que La Marseillaise, par exemple, est un chant détestable et grotesque. Alors, après, que proférer une chose pareille «fasse le jeu» de tel ou tel, c'est un autre débat; c'est une autre bataille; ou, plus exactement, c'est l'autre front d'une même bataille, mais complexe, de longue haleine, et qu'il faut mener avec détermination, sang-froid, et non dans l'émotion d'un sondage ou d'un discours de tréteaux.


Vous souhaitez donc rompre avec l'histoire nationale, y compris sa part de lumières que furent la Résistance et le gaullisme antifasciste, dont vous parlez peu, alors même que l'on apprend dans le livre de Philippe Cohen que votre père, dont le parcours patriotique force l'admiration, en a été un acteur?

Mais non. Je n'ai jamais rien souhaité de tel. Je ne cessais au contraire, dans L'Idéologie française, de parler de «deux France». J'en rajoutais même dans ce dualisme quasi manichéen qui faisait s'opposer l'habit de lumière des combattants du Vercors ou des marins de l'île de Sein aux pétainistes d'Uriage. Et, chaque fois, d'ailleurs, que je me suis exprimé sur la bonne tactique pour faire reculer le populisme, j'ai dit que le moyen le plus efficace, peut-être le seul, était d'opposer aux miasmes de la France noire cette autre image de soi, ce bon reflet narcissique, cet idéal du moi si vous voulez, illustrés par ces grands moments de courage et de rupture qu'Alain Badiou appelle les «événementialités obscures» et dont le prototype est, évidemment, la Résistance. Cela étant dit, il est exact qu'il y a eu une vraie question de dosage. On nous avait tellement chanté, pendant cinquante ans, la geste de la Résistance, que j'ai éprouvé le besoin de tordre le bâton dans l'autre sens et de rappeler aux Français l'existence, aussi, de cette matrice du pire qu'incarne, par exemple, une certaine forme de péguysme.


Pourquoi ce silence à propos du parcours lumineux de votre père pendant la guerre?

Parce qu'il n'a cessé d'être là, en moi, au plus intime de moi, du Bangladesh à la Bosnie, des guerres oubliées au Pakistan, dans tous les combats que j'ai menés et où, vivant ou disparu, il m'a servi de boussole, de référent. A partir de là, pourquoi en rajouter? Pourquoi faire étalage de ce qui est du domaine de l'intime? Il était pudique. Je le suis aussi.


Vous êtes pourtant entré dans le jeu de la «peoplisation»...

Cela n'a rien à voir. Ce que vous appelez la «peoplisation» joue sur votre image, c'est-à-dire sur ce que vous avez, non seulement de moins privé, mais de plus accessoire et, finalement, de plus étranger. L'intime, c'est autre chose. Ce n'est une question ni de people ni d'image. C'est cette autre part de soi, cette vie secrète, ce jeu de soi et de l'autre autour de ce que Walter Benjamin appelait le «nom secret» de chacun et qui est, lui, absolument inviolable. Pour le dire autrement, quand vous vous laissez photographier par Vanity Fair, vous ne donnez rien. Quand on parle de son père, on livre tout.

 

Philippe Cohen vous fait un autre grand reproche: avoir encouragé une évolution dommageable du débat intellectuel français, tant sur le fond que sur la forme. Sur le fond, d'abord, en simplifiant tout enjeu complexe et en diabolisant la partie adverse. Ce que vous avez fait en soutenant la Bosnie contre la Serbie, en affirmant qu'il n'y avait pas d'autre choix qu'entre la collaboration et la résistance.

Eh oui! Il y a des moments, dans l'Histoire, où le choix est clair et où il faut, en effet, résister ou se soumettre, refuser ou collaborer. Le moment bosniaque fut l'un de ces moments. Et c'est vrai que je n'avais ni le temps ni l'envie, à l'époque, de «débattre» avec les apôtres de la purification ethnique. De toute façon, c'est une question de principe. On ne débat pas avec certains adversaires. On ne discute pas avec les pervers.


Raymond Aron et Pierre Vidal-Naquet nous ont montré que l'on pouvait, sans discuter avec les pervers, discuter leur arguments et que c'est même un devoir pour éviter qu'ils ne fassent des adeptes.

 

D'accord, mais dans certaines limites. Et en évitant, par exemple, de faire à un Faurisson l'honneur inespéré que lui fit ce grand historien qu'est Vidal-Naquet en disséquant ses délires comme s'il s'agissait de textes canoniques. Ma position, là-dessus, est simple. C'est celle du vieux Platon observant le débat de Socrate et Calliclès, qui est le seul débat, je vous le rappelle, d'où Socrate ne sorte pas vainqueur. Il faut parler de Calliclès, dit Platon. Il faut discuter ses arguments et y opposer d'autres arguments. Il fallait, dans les années de plomb italiennes, par exemple, aller, comme je l'ai fait, sur le terrain, dans les universités de Rome ou de Bologne, parler aux possibles adeptes des Brigades rouges pour les dissuader de basculer. Mais discuter directement avec les brigadistes, débattre avec les assassins eux-mêmes comme le faisait, à l'époque, un Guattari, non, mille fois non. Et si je dis mille fois non, c'est parce que, dans cette affaire, dans l'affrontement de la raison et de la perversion, la leçon de Platon est qu'il n'est pas du tout certain que la raison ait toujours ni automatiquement l'avantage. C'était, pour le coup, ma divergence avec Aron, qui, derrière sa façade pessimiste, nourrissait un vrai optimisme quant aux pouvoirs de la raison. Je ne crois pas, moi, cela. Je ne crois pas qu'il suffise de bien plaider le vrai pour qu'il s'impose en majesté. Des pouvoirs de la vérité, j'ai et j'avais déjà, du vivant même d'Aron, une idée plus foucaldienne, plus guerrière: non pas convaincre, mais gagner un peu, et encore un peu, et un jour encore un peu plus...


Ce que vous dites confirme une des impressions laissées par le livre de Philippe Cohen: vous avez un rapport très désinvolte avec la vérité, qu'avait d'ailleurs relevé Raymond Aron d'un trait cruel - «BHL est perdu pour la vérité» - après la publication de L'Idéologie française. C'est peut-être ce qui vous reste du gauchisme: la bonne cause justifie tous les moyens, y compris les libertés prises avec la vérité?

Ce qui me reste non du gauchisme, mais de Marx, de Nietzsche et, encore une fois, de Foucault, c'est l'amour d'une vérité qui n'est pas la vérité. C'est une aventure. Une bataille qui n'en finit jamais. C'est tout un corps-à-corps sous une espèce d'étoile qui guide, évidemment, vos pas, mais n'en finit pas de bouger, de filer, au ciel des idées. De là, je vous le répète, une conception guerrière de la recherche de la vérité. Avec des stratégies, des lignes de front et de fuite, des ruses. L'Histoire est bien rusée, pourquoi les hommes ne le seraient-ils pas?


Cela vous a amené à baptiser «romanquête» un ouvrage sur Daniel Pearl dont le rapport avec la vérité est problématique: une enquête n'est pas un roman.

Sauf si l'on est un écrivain et que le roman vient, dans une scène ou deux, au secours de l'enquête. Mes modèles, là, étaient le Norman Mailer du Chant du bourreau ou le Truman Capote de De sang-froid. Comme eux, j'ai essayé de concilier les exigences d'une investigation scrupuleuse avec des hypothèses dont le moins que l'on puisse dire est que l'actualité (je pense à tout ce que l'on a appris, depuis, sur les risques d'une prolifération nucléaire à partir du Pakistan) ne les a pas tellement démenties. Mais, pour en revenir à la question de fond des ruses de l'Histoire et du travail de la vérité, le seul mystère intéressant, pour moi, est la façon dont le vrai peut sourdre, par exemple, des erreurs les plus folles. Prenez le maoïsme et le rôle clef qu'il a eu dans l'avènement, en France, d'un antitotalitarisme conséquent...


C'est l'avantage des apostats! Pourtant, la vraie question n'est pas tant de savoir si la vérité peut être servie par les erreurs, mais aussi par les mensonges.

Cela non, je ne le crois pas. Car il y a une école du mensonge. Une propédeutique du double langage. Et quand vous entrez là dedans, il est très difficile, ensuite, de reprocher à autrui de le faire. C'est comme quand on dit qu'il ne faut pas lutter contre le terrorisme avec les armes du terrorisme: eh bien, de la même manière, on ne lutte pas contre les menteurs avec les armes du mensonge. Question d'éthique. Limite kantienne au foucaldisme. Se conduire de telle façon que, de votre conduite, puisse toujours se déduire une maxime universelle.


Le portrait de vous qui ressort du livre est aussi celui d'un intellectuel prompt à s'engager en faveur des nouveaux consensus: antitotalitaire à la fin des années 1970, contre le génocide au Cambodge au début des années 1980, antiraciste et antilepéniste lorsque le FN surgit, pour la paix en Israël, pour un islam des Lumières, antiterroriste après le 11 septembre 2001... Qui pourrait s'opposer à de telles causes, qui vous garantissent une sorte d'impunité, sans que vous vous préoccupiez des conséquences? Dernier exemple, votre livre sur Daniel Pearl: vous écrivez que l'assassin du journaliste américain a sans doute vu votre film Bosna!, reconnaissant ainsi que le combat d'Izetbegovic a pu servir de creuset à l'islamisme radical. Pas de regrets?

Mais non, voyons! Quel argument absurde! On sait depuis toujours que les plus belles idées peuvent donner des ailes aux cochons. Et puis après? Quand des salauds s'emparent d'une grande cause, c'est un argument contre les salauds, pas contre la grande cause. Il faut se remettre au travail, simplement. Reprendre la route. Et, après avoir offert à Izetbegovic ce film de combat qu'était Bosna!, repartir à la bataille contre les impudents, au demeurant pas si nombreux, qui se réclament de la cause bosniaque pour faire passer la sale camelote de l'islamisme radical.


N'agissez-vous pas par opportunisme, en transformant la vie internationale en une marelle BHLienne?

L'opportunisme après le consensus! De mieux en mieux! Est-ce que vous croyez vraiment que le consensus, quand je publie La Barbarie à visage humain, est à l'antitotalitarisme? Est-ce que vous avez oublié la façon dont fut traitée, au moment de sa sortie, L'Idéologie française: injures, crachats, qui écrit un brûlot doit s'attendre à être brûlé - jusque, dans vos colonnes, le débat entre Aron et Revel sur le thème «Faut-il brûler L'Idéologie française»? Non. Dans le genre recherche opportuniste du consensus, il y a mieux!


Effectivement, ces deux livres avaient à l'époque été réfutés par beaucoup d'intellectuels, parmi lesquels Aron, Deleuze, Poliakov, Le Roy Ladurie, Ricœur, Castoriadis, Nora, Lefort, Winock, Julliard... Trente ans après, ils ne réagissent plus à vos succès éditoriaux. Vous avez gagné d'avoir compris le premier que le lieu de légitimation des idées n'était plus l'université ou les revues, mais les médias, et vous y avez contribué en devenant la première incarnation de l'intellectuel médiatique. Mais l'aboutissement de cette évolution n'est-il pas l'émission Tout le monde en parle, que vous légitimez en la fréquentant beaucoup? Or, pour le coup, Thierry Ardisson est, lui, un vrai provocateur!

C'est surtout l'un de ceux qui, à la télévision, vous laissent le temps de dire ce qu'il y a dans vos livres: dans le climat actuel, l'existence de pareils espaces de liberté n'est pas négligeable! Maintenant, la question de fond des médias. Je vais vous raconter une histoire. Quand je reviens, il y a trente ans, du Bangladesh, quand j'en rapporte ce paquet d'informations et d'impressions dont je brûle de témoigner et fais mon premier livre, je joue, comme vous dites, le jeu de l'université et des revues, je respecte les règles du milieu, je montre patte blanche, je fais bien attention à ne pas me commettre à la télévision. Résultat: zéro. J'ai écrit ce livre pour rien. Je n'ai contribué en rien à briser le silence autour des ancêtres des victimes du tsunami. Eh bien, c'est ce jour-là que je comprends qu'il y a quelque chose de pourri au royaume des systèmes traditionnels de légitimation et de médiatisation. C'est ce jour-là, dans la tristesse et la rage, que je me jure que l'on ne m'y reprendra plus et que, si j'écris, un jour, d'autres livres, j'irai les défendre là où cela se passe, là où le message a une chance d'être entendu.


Le livre montre que vos succès doivent beaucoup au formidable réseau que vous avez constitué. N'y a-t-il plus, en France, d'autre moyen d'influence intellectuelle?

Quand on se fait, du débat et de la vérité, l'idée que je m'en fais, quand on pense que la pensée c'est la guerre, alors, à la guerre comme à la guerre, et vivement des alliés - ce que, j'imagine, vous appelez un «réseau».


François Mitterrand, qui vous a beaucoup déçu sur la Bosnie, a dû vous apparaître, lors de la publication du livre de Pierre Péan sur sa présence à Vichy, comme un bel exemple de cette «idéologie française» refoulée que vous pourchassiez. Or vous fûtes totalement silencieux. Est-ce en raison des dettes que vous aviez envers lui?

Une dette d'amitié, peut-être. La dette du très jeune homme que j'ai été et qui a vu ce personnage secret, mystérieux, incroyablement romanesque, et qui parlait de littérature comme personne, lui tendre la main et infléchir le cours de sa vie. Le reste appartient au débat public et à la façon dont chacun en apprécie les priorités. Sur Bousquet, il y avait du monde. Chacun avait sa pierre à jeter. Et j'avoue que j'ai tout de suite préféré la discrétion d'un Badinter qui, bien sûr, n'en pensait pas moins, à l'attitude des courtisans qui, le lendemain de son départ de l'Elysée, faisaient savoir urbi et orbi qu'ils s'étaient courageusement séparés de lui. Sur la Bosnie, en revanche, il n'y avait pas foule. Ni, dix ans plus tôt, sur l'alliance avec les communistes. Et, là, il ne fallait pas mâcher ses mots; au risque, évidemment, de mettre en péril une fidélité ancienne.


Le sauvetage, à votre demande, de la Becob, l'entreprise de votre père, par le pouvoir mitterrandien montre que vos relations n'étaient pas pour autant devenues glaciales.

C'est plus compliqué que cela. Et je vais même vous faire un aveu: j'ai mis à contribution, à l'époque, le pouvoir non seulement mitterrandien, mais chiraquien! Et, en plus, je l'assume! Car le principe, là aussi, est très clair. Votre père est victime de quelque chose qui ressemble à une injustice ou à une cabale. Vous avez le moyen de plaider sa cause et de l'épauler. Est-ce qu'il y a une raison au monde qui peut vous l'interdire?


Votre père vous a laissé une fortune respectable. Cela se concilie-t-il sans difficulté avec vos combats?

Bien sûr, oui. Avec, en plus, cet effet non négligeable, souvent souligné par Gide quand on lui posait la même question: être à l'abri du besoin rend libre; et c'est essentiel d'être libre, de ne dépendre de personne, quand on intervient ici ou là et que l'on peut être amené à interpeller le gouvernement de son pays sur la façon dont, par exemple, on est en train de bénir Poutine et le massacre par lui des Tchétchènes.


Pourquoi avez-vous d'abord refusé de rencontrer Philippe Cohen et demandé à vos relations de faire de même avant d'accepter et d'avoir avec lui des échanges très nourris?

C'est évident. Tant que j'ai cru que les choses n'étaient pas scellées et qu'il pouvait encore renoncer à son projet, j'ai essayé de le décourager...

 

Pour quelles raisons?

Vous connaissez la phrase de Cioran: «Je me suis toujours demandé comment le risque d'avoir un biographe ne nous dissuade pas d'avoir une vie.» C'est un peu ça. Il y a quelque chose de pas très supportable dans cette idée d'un type attaché à vos pas, pistant vos moindres faits et gestes et, surtout, car c'est peut-être le pire, s'acharnant à donner un sens à tout. C'est plus bizarre que ça, une vie. C'est, aussi, le domaine du jeu, de la perte, des choses qui n'ont pas de sens ou qui ne sont pas raccord entre elles. Alors bon. Quand j'ai compris que j'avais beau tout faire pour lui compliquer la tâche, il irait quand même au bout, j'ai décidé de le voir pour, au moins, l'empêcher de dire certaines bêtises.
Vous avez «tout fait»: jusqu'à demander à Arnaud Lagardère d'empêcher sa sortie?

Bien sûr que non. Que cela me fasse un drôle d'effet de voir un livre pareil sortir dans une maison qui fut celle de Jean-Luc Lagardère, je ne vous le cacherai pas. Mais je ne suis pas un censeur. Et je suis aussi, pardonnez-moi, meilleur stratège.

 

 

Philippe Cohen : « Dire du mal de BHL, c'est s'attirer des ennuis.»

par François Busnel
Lire, février 2005
 

BHL, une biographie
Philippe Cohen
Fayard
Prix : 22 € / 144,31 FF.
 

Vous écrivez que cette biographie non autorisée est «une suite logique de La face cachée du Monde.» Qu'est-ce à dire?
PHILIPPE COHEN.
Le fonctionnement médiatique actuel est tel que persistent un certain nombre de tabous et d'intouchables auxquels nul n'ose - ou ne peut - s'attaquer, comme si le système s'autoprotégeait. Le Monde a longtemps été une de ces vaches sacrées, et BHL l'est devenu. Alors que La barbarie à visage humain, son premier ouvrage, a provoqué toute une polémique, le dernier livre de BHL sur Pearl a été encensé de façon quasi soviétique. Mon enquête tente d'expliquer pourquoi.

Mais vous reconnaissez vous-même qu'il n'y a pas de «turpitudes» à révéler mais un personnage qui se forge un destin...
P. C.
Dans le cas du Monde, les turpitudes ne constituaient pas le centre de notre enquête: ce qui nous paraissait essentiel, à Pierre Péan et à moi-même, était de constater que les dirigeants du Monde mettaient le quotidien au service de leur pouvoir, ce qui est aussi grave que des turpitudes. BHL, lui, met son réseau médiatique au service des causes qu'il défend, mais aussi de sa carrière, de celle de son épouse ou de sa fille. En outre, sa façon de constituer et de consolider un réseau a abouti à ce que chacun, même pour défendre une idée, est obligé de se constituer un réseau. BHL est l'un des artisans de cette «mise en mafia» du système médiatique. Est-ce une situation normale? Ce genre de fonctionnement ne peut pas durer et doit être porté à la connaissance du public.

Vous parlez de «mafia», de «réseau» ... Faut-il avoir peur de BHL?
P. C.
Honnêtement, je ne sais pas si j'aurais écrit ce livre à trente ans. Et si mon fils était un jeune journaliste, je lui conseillerais de ne pas l'écrire. Au cours de cette enquête, j'ai rencontré des dizaines de personnes qui m'ont dit: «Mais tu es fou, tu vas t'en prendre plein la figure...» Au sujet de BHL revient la fameuse phrase de Bartleby, le personnage de Melville: «Je préférerais ne pas» avoir à parler de lui. Dire du mal de BHL, ou ne pas le soutenir, c'est s'attirer des ennuis. C'est du moins ce que pense le milieu éditorial et médiatique, parfois à tort, parfois à raison: BHL a montré sa puissance en diverses occasions. Il est un homme de réseau mais il est aussi égotiste; il ne cherche pas à restreindre la liberté des autres ou à faire virer un journaliste ou un patron, mais à ce que l'on ne dise rien de négatif sur lui. Ce n'est pas un censeur. Il fait plutôt songer à ce personnage de Milan Kundera dont l'écrivain dit: «Il se serait fait tuer pour son destin. En revanche, son destin n'a pas levé le petit doigt pour lui.» Bernard-Henri Lévy est prêt à se faire tuer pour BHL, qui est l'œuvre de sa vie; mais, en réalité, BHL peut - sans le faire exprès, bien entendu - tuer Bernard-Henri Lévy sans que celui-ci s'en rende compte.

BHL - ou son «réseau» - a-t-il tenté d'empêcher la parution de votre livre?
P. C.
Je raconte dans ce livre les refus auxquels je me suis heurté, d'abord de la part de BHL qui a fini par accepter de me voir, et de son entourage à qui il avait demandé de ne pas me recevoir. Il reconnaît lui-même être intervenu auprès d'Arnaud Lagardère, notamment, pour dire qu'il acceptait mal qu'un livre qui lui est hostile paraisse dans une filiale d'Hachette alors qu'il avait prononcé l'oraison funèbre de son père.

Vous critiquez le sens du marketing de BHL dont la pensée, dites-vous, est inexistante à force de vouloir coller à l'actualité. Mais ne tombez-vous pas vous-même dans ce piège en publiant ce livre si rapidement face à la concurrence?
P. C.
Mais mon enquête - deux ans de travail, 130 personnes rencontrées, des centaines de documents - n'est pas un livre marketing! A partir du moment où j'ai su qu'il y aurait plusieurs livres sur BHL, notamment ceux de Nicolas Beau et de Philippe Boggio, je me suis retrouvé face à une sorte d'injonction contradictoire: soit sortir mon livre avant les autres afin qu'il trouve son public, et en ce cas risquer de «bâcler» mon sujet, soit prendre mon temps quitte à arriver après la bataille et ne rencontrer aucun public. J'ai composé. Mais si le livre était bâclé, on n'en aurait pas parlé.

N'avez-vous pas l'impression de jouer les inquisiteurs?
P. C.
Je récuse ce terme. Une enquête permet d'être à la fois procureur et avocat. Mais chaque fois que je l'ai pu, j'ai tenté d'expliquer les options, même contestables, de BHL.