Première Lettre
Considère mon amour, jusqu'à quel excès tu as manqué
de prévoyance. Ah ! malheureux, tu as été trahi, et tu m'as trahie par des
espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets
de plaisirs ne te cause présentement qu'un mortel désespoir, qui ne peut être
comparé qu'à la cruauté de l'absence qui le cause. Quoi! cette absence, à
laquelle ma douleur, toute ingénieuse qu'elle est, ne peut donner un nom assez
funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux dans lesquels je
voyais tant d'amour, et qui me faisaient connaître des mouvements qui me
comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me
suffisaient? Hélas! les miens sont privés de la seule lumière qui les animait,
il ne leur reste que des larmes, et je ne les ai employés à aucun usage qu'à
pleurer sans cesse, depuis que j'appris que vous étiez enfin résolu à un
éloignement qui m'est si insupportable, qu'il me fera mourir en peu de temps.
Cependant il me semble que j'ai quelque attachement
pour des malheurs dont vous êtes la seule cause: je vous ai destiné ma vie
aussitôt que je vous ai vu, et je sens quelque plaisir en vous la sacrifiant.
J'envoie mille fois le jour mes soupirs vers vous, ils vous cherchent en tous
lieux, et ils ne me rapportent, pour toute récompense de tant d'inquiétudes,
qu'un avertissement trop sincère que me donne ma mauvaise fortune, qui a la
cruauté de ne souffrir pas que je me flatte, et qui me dit à tous moments:
cesse, cesse, Mariane infortunée, de te consumer vainement, et de chercher un
amant que tu ne verras jamais; qui a passé les mers pour te fuir, qui est en
France au milieu des plaisirs, qui ne pense pas un seul moment à tes douleurs,
et qui te dispense de tous ces transports, desquels il ne te sait aucun gré.
Mais non, je ne puis me résoudre à juger si
injurieusement de vous, et je suis trop intéressée à vous justifier: je ne
veux point m'imaginer que vous m'avez oubliée. Ne suis-je pas assez
malheureuse sans me tourmenter par de faux soupçons? Et pourquoi ferais-je des
efforts pour ne me plus souvenir de tous les soins que vous avez pris de me
témoigner de l'amour? J'ai été si charmée de tous ces soins, que je serais
bien ingrate si je ne vous aimais avec les mêmes emportements que ma passion
me donnait, quand je jouissais des témoignages de la vôtre. Comment se peut-il
faire que les souvenirs des moments si agréables soient devenus si cruels? et
faut-il que, contre leur nature, ils ne servent qu'à tyranniser mon coeur?
Hélas! votre dernière lettre le réduisit en un
étrange état: il eut des mouvements si sensibles qu'il fit, ce semble, des
efforts pour se séparer de moi et pour vous aller trouver; je fus si accablée
de toutes ces émotions violentes, que je demeurai plus de trois heures
abandonnée de tous mes sens: je me défendis de revenir à une vie que je dois
perdre pour vous, puisque je ne puis la conserver pour vous; je revis enfin,
malgré moi, la lumière, je me flattais de sentir que je mourais d'amour; et
d'ailleurs j'étais bien aise de n'être plus exposée à voir mon coeur déchiré
par la douleur de votre absence. Après ces accidents, j'ai eu beaucoup de
différentes indispositions: mais, puis-je jamais être sans maux, tant que je
ne vous verrai pas? Je les supporte cependant sans murmurer, puisqu'ils
viennent de vous.
Quoi? est-ce là la récompense que vous me donnez pour
vous avoir si tendrement aimé? Mais il n'importe, je suis résolue à vous
adorer toute ma vie, et à ne voir jamais personne; et je vous assure que vous
ferez bien aussi de n'aimer personne. Pourriez-vous être content d'une passion
moins ardente que la mienne? Vous trouverez, peut-être, plus de beauté (vous
m'avez pourtant dit, autrefois, que j'étais assez belle), mais vous ne
trouverez jamais tant d'amour, et tout le reste n'est rien. Ne remplissez plus
vos lettres de choses inutiles, et ne m'écrivez plus de me souvenir de vous.
Je ne puis vous oublier, et je n'oublie pas aussi que vous m'avez fait espérer
que vous viendriez passer quelque temps avec moi.
Hélas! pourquoi n'y voulez-vous pas passer toute
votre vie? S'il m'était possible de sortir de ce malheureux cloître, je
n'attendrais pas en Portugal l'effet de vos promesses: j'irais, sans garder
aucune mesure, vous chercher, vous suivre, et vous aimer par tout le monde. Je
n'ose me flatter que cela puisse être, je ne veux point nourrir une espérance
qui me donnerait assurément quelque plaisir, et je ne veux plus être sensible
qu'aux douleurs. J'avoue cependant que l'occasion que mon frère m'a donnée de
vous écrire a surpris en moi quelques mouvements de joie, et qu'elle a
suspendu pour un moment le désespoir où je suis. Je vous conjure de me dire
pourquoi vous vous êtes attaché à m'enchanter comme vous avez fait, puisque
vous saviez bien que vous deviez m'abandonner? Et pourquoi avez-vous été si
acharné à me rendre malheureuse? que ne me laissiez-vous en repos dans mon
cloître? vous avais-je fait quelque injure?
Mais je vous demande pardon: je ne vous impute rien;
je ne suis pas en état de penser à ma vengeance, et j'accuse seulement la
rigueur de mon destin. Il me semble qu'en nous séparant, il nous a fait tout
le mal que nous pouvions craindre; il ne saurait séparer nos coeurs; l'amour,
qui est plus puissant que lui, les a unis pour toute notre vie. Si vous prenez
quelque intérêt à la mienne, écrivez-moi souvent. Je mérite bien que vous
preniez quelque soin de m'apprendre l'état de votre coeur et de votre fortune;
surtout venez me voir.
Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre
vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur: hélas! insensée que je suis,
je m'aperçois bien que cela n'est pas possible. Adieu, je n'en puis plus.
Adieu, aimez-moi toujours; et faites-moi souffrir encore plus de maux.
Seconde Lettre
Il me semble que je fais le plus grand tort du monde
aux sentiments de mon coeur, de tâcher de vous les faire connaître en les
écrivant: que je serais heureuse, si vous en pouviez bien juger par la
violence des vôtres! Mais je ne dois pas m'en rapporter à vous, et je ne puis
m'empêcher de vous dire, bien moins vivement que je ne le sens, que vous ne
devriez pas me maltraiter comme vous faites, par un oubli qui me met au
désespoir, et qui est même honteux pour vous; il est bien juste, au moins, que
vous souffriez que je me plaigne des malheurs que j'avais bien prévus, quand
je vous vis résolu de me quitter; je connais bien que je me suis abusée,
lorsque j'ai pensé que vous auriez un procédé de meilleure foi qu'on n'a
accoutumé d'avoir, parce que l'excès de mon amour me mettait, ce semble,
au-dessus de toutes sortes de soupçons, et qu'il méritait plus de fidélité
qu'on n'en trouve d'ordinaire: mais la disposition que vous avez à me trahir
l'emporte enfin sur la justice que vous devez à tout ce que j'ai fait pour
vous; je ne laisserais pas d'être bien malheureuse, si vous ne m'aimiez que
parce que je vous aime, et je voudrais tout devoir à votre seule inclination;
mais je suis si éloignée d'être en cet état, que je n'ai pas reçu une seule
lettre de vous depuis six mois.
J'attribue tout ce malheur à l'aveuglement avec
lequel je me suis abandonnée à m'attacher à vous: ne devais-je pas prévoir que
mes plaisirs finiraient plus tôt que mon amour? pouvais-je espérer que vous
demeureriez toute votre vie en Portugal, et que vous renonceriez à votre
fortune et à votre pays, pour ne penser qu'à moi? Mes douleurs ne peuvent
recevoir aucun soulagement, et le souvenir de mes plaisirs me comble de
désespoir: quoi! tous mes désirs seront donc inutiles, et je ne vous verrai
jamais en ma chambre avec toute l'ardeur et tout l'emportement que vous me
faisiez voir? mais hélas! je m'abuse, et je ne connais que trop que tous les
mouvements qui occupaient ma tête et mon coeur n'étaient excités en vous que
par quelques plaisirs, et qu'ils finissaient aussi tôt qu'eux; il fallait que
dans ces moments trop heureux j'appelasse ma raison à mon secours pour modérer
l'excès funeste de mes délices, et pour m'annoncer tout ce que je souffre
présentement: mais je me donnais toute à vous, et je n'étais pas en état de
penser à ce qui eût pu empoisonner ma joie, et m'empêcher de jouir pleinement
des témoignages ardents de votre passion; je m'apercevais trop agréablement
que j'étais avec vous pour penser que vous seriez un jour éloigné de moi. Je
me souviens pourtant de vous avoir dit quelquefois que vous me rendriez
malheureuse: mais ces frayeurs étaient bientôt dissipées, et je prenais
plaisir à vous les sacrifier, et à m'abandonner à l'enchantement et à la
mauvaise foi de vos protestations.
Je vois bien le remède à tous mes maux, et j'en
serais bientôt délivrée si je ne vous aimais plus: mais hélas! quel remède!
non, j'aime mieux souffrir davantage que vous oublier. Hélas! cela dépend-il
de moi? Je ne puis me reprocher d'avoir souhaité un seul moment de ne vous
plus aimer: vous êtes plus à plaindre que je ne suis, et il vaut mieux
souffrir tout ce que je souffre, que de jouir des plaisirs languissants que
vous donnent vos maîtresses de France. Je n'envie point votre indifférence, et
vous me faites pitié: je vous défie de m'oublier entièrement; je me flatte de
vous avoir mis en état de n'avoir sans moi que des plaisirs imparfaits, et je
suis plus heureuse que vous, puisque je suis plus occupée. L'on m'a fait
depuis peu portière en ce couvent; tous ceux qui me parlent croient que je
suis folle, je ne sais ce que je leur réponds, et il faut que les religieuses
soient aussi insensées que moi, pour m'avoir crue capable de quelques soins.
Ah! j'envie le bonheur d'Emmanuel et de Francisque;
pourquoi ne suis-je pas incessamment avec vous, comme eux? je vous aurais
suivi, et je vous aurais assurément servi de meilleur coeur: je ne souhaite
rien en ce monde, que vous voir. Au moins souvenez-vous de moi. Je me contente
de votre souvenir, mais je n'ose m'en assurer. Je ne bornais pas mes
espérances à votre souvenir, quand je vous voyais tous les jours; mais vous
m'avez bien appris qu'il faut que je me soumette à tout ce que vous voudrez.
Cependant je ne me repens point de vous avoir adoré,
je suis bien aise que vous m'ayez séduite; votre absence rigoureuse, et
peut-être éternelle, ne diminue en rien l'emportement de mon amour: je veux
que tout le monde le sache, je n'en fais point un mystère, et je suis ravie
d'avoir fait tout ce que j'ai fait pour vous contre toute sorte de bienséance;
je ne mets plus mon honneur et ma religion qu'à vous aimer éperdument toute ma
vie, puisque j'ai commencé à vous aimer.
Je ne vous dis point toutes ces choses pour vous
obliger à m'écrire. Ah! ne vous contraignez point, je ne veux de vous que ce
qui viendra de votre mouvement, et je refuse tous les témoignages de votre
amour, dont vous pourriez vous empêcher: j'aurai du plaisir à vous excuser,
parce que vous aurez, peut-être, du plaisir à ne pas prendre la peine de
m'écrire; et je sens une profonde disposition à vous pardonner toutes vos
fautes. Un officier français a eu la charité de me parler ce matin plus de
trois heures de vous, il m'a dit que la paix de France était faite: si cela
est, ne pourriez-vous pas me venir voir, et m'emmener en France? Mais je ne le
mérite pas, faites tout ce qu'il vous plaira, mon amour ne dépend plus de la
manière dont vous me traiterez.
Depuis que vous êtes parti, je n'ai pas eu un seul
moment de santé, et je n'ai aucun plaisir qu'en nommant votre nom mille fois
le jour; quelques religieuses, qui savent l'état déplorable où vous m'avez
plongée, me parlent de vous fort souvent; je sors le moins qu'il m'est
possible de ma chambre, où vous êtes venu tant de fois, et je regarde sans
cesse votre portrait, qui m'est mille fois plus cher que ma vie. Il me donne
quelque plaisir: mais il me donne aussi bien de la douleur, lorsque je pense
que je ne vous reverrai peut-être jamais; pourquoi faut-il qu'il soit possible
que je ne vous verrai peut-être jamais? M'avez-vous pour toujours abandonnée?
Je suis au désespoir, votre pauvre Mariane n'en peut plus, elle s'évanouit en
finissant cette lettre. Adieu, adieu, ayez pitié de moi.
Troisième Lettre
Qu'est-ce que je deviendrai, et qu'est ce que vous
voulez que je fasse? Je me trouve bien éloignée de tout ce que j'avais prévu:
j'espérais que vous m'écririez de tous les endroits où vous passeriez, et que
vos lettres seraient fort longues; que vous soutiendriez ma passion par
l'espérance de vous revoir, qu'une entière confiance en votre fidélité me
donnerait quelque sorte de repos, et que je demeurerais cependant dans un état
assez supportable sans d'extrêmes douuleurs: j'avais même pensé à quelques
faibles projets de faire tous les efforts dont je serais capable pour me
guérir, si je pouvais connaître bien certainement que vous m'eussiez tout à
fait oubliée; votre éloignement, quelques mouvements de dévotion, la crainte
de ruiner entièrement le reste de ma santé par tant de veilles et par tant
d'inquiétudes, le peu d'apparence de votre retour, la froideur de votre
passion et de vos derniers adieux, votre départ, fondé sur d'assez méchants
prétextes, et mille autres raisons, qui ne sont que trop bonnes, et que trop
inutiles, semblaient me promettre un secours assez assuré, s'il me devenait
nécessaire. N'ayant enfin à combattre que contre moi-même, je ne pouvais
jamais me défier de toutes mes faiblesses, ni appréhender tout ce que je
souffre aujourd'hui.
Hélas! que je suis à plaindre, de ne partager pas mes
douleurs avec vous, et d'être toute seule malheureuse: cette pensée me tue, et
je meurs de frayeur que vous n'ayez jamais été extrêmement sensible à tous nos
plaisirs. Oui, je connais présentement la mauvaise foi de tous vos mouvements:
vous m'avez trahie toutes les fois que vous m'avez dit que vous étiez ravi
d'être seul avec moi; je ne dois qu'à mes importunités vos empressements et
vos transports; vous aviez fait de sens froid un dessein de m'enflammer, vous
n'avez regardé ma passion que comme une victoire, et votre coeur n'en a jamais
été profondément touché. N'êtes-vous pas bien malheureux, et n'avez-vous pas
bien peu de délicatesse, de n'avoir su profiter qu'en cette manière de mes
emportements? Et comment est il possible qu'avec tant d'amour je n'aie pu vous
rendre tout à fait heureux? Je regrette pour l'amour de vous seulement les
plaisirs infinis que vous avez perdus: faut il que vous n'ayez pas voulu en
jouir? Ah! si vous les connaissiez, vous trouveriez sans doute qu'ils sont
plus sensibles que celui de m'avoir abusée, et vous auriez éprouvé qu'on est
beaucoup plus heureux, et qu'on sent quelque chose de bien plus touchant,
quand on aime violemment, que lorsqu'on est aimé.
Je ne sais ni ce que je suis, ni ce que je fais, ni
ce que je désire: je suis déchirée par mille mouvements contraires. Peut-on
s'imaginer un état si déplorable? Je vous aime éperdument, et je vous ménage
assez pour n'oser, peut être, souhaiter que vous soyez agité des mêmes
transports: je me tuerais, ou je mourrais de douleur sans me tuer, si j'étais
assurée que vous n'avez jamais aucun repos, que votre vie n'est que trouble et
qu'agitation, que vous pleurez sans cesse, et que tout vous est odieux; je ne
puis suffire à mes maux, comment pourrais-je supporter la douleur que me
donneraient les vôtres, qui me seraient mille fois plus sensibles ?
Cependant je ne puis aussi me résoudre à désirer que
vous ne pensiez point à moi; et à vous parler sincèrement, je suis jalouse
avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie, et qui touche votre coeur et
votre goût en France. Je ne sais pourquoi je vous écris, je vois bien que vous
aurez seulement pitié de moi, et je ne veux point de votre pitié. J'ai bien du
dépit contre moi-même, quand je fais réflexion sur tout ce que je vous ai
sacrifié: j'ai perdu ma réputation, je me suis exposée à la fureur de mes
parents, à la sévérité des lois de ce pays contre les religieuses, et à votre
ingratitude, qui me paraît le plus grand de tous les malheurs.
Cependant je sens bien que mes remords ne sont pas
véritables, que je voudrais du meilleur de mon coeur avoir couru pour l'amour
de vous de plus grands dangers, et que j'ai un plaisir funeste d'avoir hasardé
ma vie et mon honneur; tout ce que j'ai de plus précieux ne devait-il pas être
en votre disposition? Et ne dois je pas être bien aise de l'avoir employé
comme j'ai fait? Il me semble même que je ne suis guère contente ni de mes
douleurs, ni de l'excès de mon amour, quoique je ne puisse, hélas ! me flatter
assez pour être contente de vous. Je vis, infidèle que je suis, et je fais
autant de choses pour conserver ma vie que pour la perdre. Ah! j'en meurs de
honte: mon désespoir n'est donc que dans mes lettres? Si je vous aimais autant
que je vous l'ai dit mille fois, ne serais-je pas morte il y a longtemps? Je
vous ai trompé, c'est à vous à vous plaindre de moi. Hélas! pourquoi ne vous
en plaignez-vous pas ? Je vous ai vu partir, je ne puis espérer de vous voir
jamais de retour, et je respire cependant: je vous ai trahi, je vous en
demande pardon. Mais ne me l'accordez pas! Traitez-moi sévèrement. Ne trouvez
point que mes sentiments soient assez violents! Soyez plus difficile à
contenter! Mandez-moi que vous voulez que je meure d'amour pour vous! Et je
vous conjure de me donner ce secours, afin que je surmonte la faiblesse de mon
sexe, et que je finisse toutes mes irrésolutions par un véritable désespoir;
une fin tragique vous obligerait sans doute à penser souvent à moi, ma mémoire
vous serait chère, et vous seriez, peut-être, sensiblement touché d'une mort
extraordinaire; ne vaut-elle pas mieux que l'état où vous m'avez réduite?
Adieu, je voudrais bien ne vous avoir jamais vu. Ah
je sens vivement la fausseté de ce sentiment, et je connais, dans le moment
que je vous écris, que j'aime bien mieux être malheureuse en vous aimant, que
de ne vous avoir jamais vu; je consens donc sans murmure à ma mauvaise
destinée, puisque vous n'avez pas voulu la rendre meilleure. Adieu,
promettez-moi de me regretter tendrement, si je meurs de douleur, et qu'au
moins la violence de ma passion vous donne du dégoût et de l'éloignement pour
toutes choses; cette consolation me suffira, et s'il faut que je vous
abandonne pour toujours, je voudrais bien ne vous laisser pas à une autre. Ne
seriez-vous pas bien cruel de vous servir de mon désespoir pour vous rendre
plus aimable, et pour faire voir que vous avez donné la plus grande passion du
monde? Adieu encore une fois, je vous écris des lettres trop longues, je n'ai
pas assez d'égard pour vous, je vous en demande pardon, et j'ose espérer que
vous aurez quelque indulgence pour une pauvre insensée, qui ne l'était pas,
comme vous savez, avant qu'elle vous aimât. Adieu, il me semble que je vous
parle trop souvent de l'état insupportable où je suis: cependant je vous
remercie dans le fond de mon coeur du désespoir que vous me causez, et je
déteste la tranquillité où j'ai vécu avant que je vous connusse. Adieu, ma
passion augmente à chaque moment. Ah! que j'ai de choses à vous dire!
Quatrième Lettre
Votre lieutenant vient de me dire qu'une tempête vous
a obligé de relâcher au royaume d'Algarve: je crains que vous n'ayez beaucoup
souffert sur la mer, et cette appréhension m'a tellement occupée, que je n'ai
plus pensé à tous mes maux; êtes-vous bien persuadé que votre lieutenant
prenne plus de part que moi à tout ce qui vous arrive? Pourquoi en est-il
mieux informé, et enfin pourquoi ne m'avez-vous point écrit? Je suis bien
malheureuse, si vous n'en avez trouvé aucune occasion depuis votre départ, et
je la suis bien davantage, si vous en avez trouvé sans m'écrire; votre
injustice et votre ingratitude sont extrêmes: mais je serais au désespoir, si
elles vous attiraient quelque malheur, et j'aime beaucoup mieux qu'elles
demeurent sans punition, que si j'en étais vengée.
Je résiste à toutes les apparences, qui me devraient
persuader que vous ne m'aimez guère, et je sens bien plus de disposition à
m'abandonner aveuglément à ma passion, qu'aux raisons que vous me donnez de me
plaindre de votre peu de soin. Que vous m'auriez épargné d'inquiétudes, si
votre procédé eût été aussi languissant les premiers jours que je vous vis,
qu'il m'a paru depuis quelque temps! mais qui n'aurait été abusée, comme moi,
par tant d'empressements, et à qui n'eussent ils paru sincères? Qu'on a de
peine à se résoudre à soupçonner longtemps la bonne foi de ceux qu'on aime! Je
vois bien que la moindre excuse vous suffit, et sans que vous preniez le soin
de m'en faire, l'amour que j'ai pour vous vous sert si fidèlement, que je ne
puis consentir à vous trouver coupable que pour jouir du sensible plaisir de
vous justifier moi-même. Vous m'avez consommée par vos assiduités, vous m'avez
enflammée par vos transports, vous m'avez charmée par vos complaisances, vous
m'avez assurée par vos serments, mon inclination violente m'a séduite, et les
suites de ces commencements si agréables et si heureux ne sont que des larmes,
que des soupirs, et qu'une mort funeste, sans que je puisse y porter aucun
remède.
Il est vrai que j'ai eu des plaisirs bien surprenants
en vous aimant: mais ils me coûtent d'étranges douleurs, et tous les
mouvements que vous me causez sont extrêmes. Si j'avais résisté avec
opiniâtreté à votre amour, si je vous avais donné quelque sujet de chagrin et
de jalousie pour vous enflammer davantage, si vous aviez remarqué quelque
ménagement artificieux dans ma conduite, si j'avais enfin voulu opposer ma
raison à l'inclination naturelle que j'ai pour vous, dont vous me fîtes
bientôt apercevoir (quoique mes efforts eussent été sans doute inutiles), vous
pourriez me punir sévèrement et vous servir de votre pouvoir: mais vous me
parûtes aimable, avant que vous m'eussiez dit que vous m'aimiez, vous me
témoignâtes une grande passion, j'en fus ravie, et je m'abandonnai à vous
aimer éperdument.
Vous n'étiez point aveuglé, comme moi, pourquoi
avez-vous donc souffert que je devinsse en l'état où je me trouve? qu'est ce
que vous vouliez faire de tous mes emportements, qui ne pouvaient vous être
que très importuns? Vous saviez bien que vous ne seriez pas toujours en
Portugal, et pourquoi m'y avez-vous voulu choisir pour me rendre si
malheureuse? Vous eussiez trouvé sans doute en ce pays quelque femme qui eût
été plus belle, avec laquelle vous eussiez eu autant de plaisirs, puisque vous
n'en cherchiez que de grossiers, qui vous eût fidèlement aimé aussi longtemps
qu'elle vous eût vu, que le temps eût pu consoler de votre absence, et que
vous auriez pu quitter sans perfidie et sans cruauté: ce procédé est bien plus
d'un tyran, attaché à persécuter, que d'un amant, qui ne doit penser qu'à
plaire.
Hélas! Pourquoi exercez vous tant de rigueurs sur un
coeur qui est à vous? Je vois bien que vous êtes aussi facile à vous laisser
persuader contre moi, que je l'ai été à me laisser persuader en votre faveur;
j'aurais résisté, sans avoir besoin de tout mon amour, et sans m'apercevoir
que j'eusse rien fait d'extraordinaire, à de plus grandes raisons que ne
peuvent être celles qui vous ont obligé à me quitter: elles m'eussent paru
bien faibles, et il n'y en a point qui eussent jamais pu m'arracher d'auprès
de vous; mais vous avez voulu profiter des prétextes que vous avez trouvés de
retourner en France; un vaisseau partait, que ne le laissiez vous partir?
Votre famille vous avait écrit, ne savez-vous pas toutes les persécutions que
j'ai souffertes de la mienne? Votre honneur vous engageait à m'abandonner,
ai-je pris quelque soin du mien? Vous étiez obligé d'aller servir votre roi,
si tout ce qu'on dit de lui est vrai, il n'a aucun besoin de votre secours, et
il vous aurait excusé.
J'eusse été trop heureuse, si nous avions passé notre vie ensemble: mais
puisqu'il fallait qu'une absence cruelle nous séparât, il me semble que je
dois être bien aise de n'avoir pas été infidèle, et je ne voudrais pas, pour
toutes les choses du monde, avoir commis une action si noire. Quoi? vous avez
connu le fond de mon coeur et de ma tendresse, et vous avez pu vous résoudre à
me laisser pour jamais, et à m'exposer aux frayeurs que je dois avoir, que
vous ne vous souvenez plus de moi que pour me sacrifier à une nouvelle passion?
Je vois bien que je vous aime comme une folle; cependant je ne me plains point
de toute la violence des mouvements de mon coeur, je m'accoutume à ses persécutions,
et je ne pourrais vivre sans un plaisir que je découvre, et dont je jouis en
vous aimant au milieu de mille douleurs: mais je suis sans cesse persécutée
avec un extrême désagrément par la haine et par le dégoût que j'ai pour toutes
choses; ma famille, mes amis et ce couvent me sont insupportables; tout ce que
je suis obligée de voir, et tout ce qu'il faut que je fasse de toute nécessité,
m'est odieux; je suis si jalouse de ma passion, qu'il me semble que toutes mes
actions et que tous mes devoirs vous regardent.
Oui, je fais quelque scrupule, si je n'emploie tous
les moments de ma vie pour vous; que ferais-je, hélas! sans tant de haine et
sans tant d'amour qui remplissent mon coeur? Pourrais-je survivre à ce qui
m'occupe incessamment, pour mener une vie tranquille et languissante? Ce vide
et cette insensibilité ne peuvent me convenir. Tout le monde s'est aperçu du
changement entier de mon humeur, de mes manières et de ma personne; ma mère
m'en a parlé avec aigreur, et ensuite avec quelque bonté, je ne sais ce que je
lui ai répondu, il me semble que je lui ai tout avoué. Les religieuses les
plus sévères ont pitié de l'état où je suis, il leur donne même quelque
considération et quelque ménagement pour moi; tout le monde est touché de mon
amour, et vous demeurez dans une profonde indifférence, sans m'écrire que des
lettres froides, pleines de redites; la moitié du papier n'est pas remplie, et
il paraît grossièrement que vous mourez d'envie de les avoir achevées.
Dona Brites me persécuta ces jours passés pour me
faire sortir de ma chambre, et, croyant me divertir, elle me mena promener sur
le balcon d'où l'on voit Mertola; je la suivis, et je fus aussitôt frappée
d'un souvenir cruel qui me fit pleurer tout le reste du jour; elle me ramena,
et je me jetai sur mon lit, où je fis mille réflexions sur le peu d'apparence
que je vois de guérir jamais: ce qu'on fait pour me soulager aigrit ma douleur,
et je retrouve dans les remèdes mêmes des raisons particulières de m'affliger.
Je vous ai vu souvent passer en ce lieu avec un air qui me charmait, et
j'étais sur ce balcon le jour fatal que je commençai à sentir les premiers
effets de ma passion malheureuse: il me sembla que vous vouliez me plaire,
quoique vous ne me connussiez pas; je me persuadai que vous m'aviez remarquée
entre toutes celles qui étaient avec moi, je m'imaginai que, lorsque vous vous
arrêtiez, vous étiez bien aise que je vous visse mieux, et j'admirasse votre
adresse et votre bonne grâce, lorsque vous poussiez votre cheval; j'étais
surprise de quelque frayeur lorsque vous le faisiez passer dans un endroit
difficile: enfin je m'intéressais secrètement à toutes vos actions, je sentais
bien que vous ne m'étiez point indifférent, et je prenais pour moi tout ce que
vous faisiez.
Vous ne connaissez que trop les suites de ces
commencements, et quoique je n'aie rien à ménager, je ne dois pas vous les
écrire, de crainte de vous rendre plus coupable, s'il est possible, que vous
ne l'êtes, et d'avoir à me reprocher tant d'efforts inutiles pour vous obliger
à m'être fidèle. Vous ne le serez point: puis-je espérer de mes lettres et de
mes reproches ce que mon amour et mon abandonnement n'ont pu sur votre
ingratitude? Je suis trop assurée de mon malheur, votre procédé injuste ne me
laisse pas la moindre raison d'en douter, et je dois tout appréhender, puisque
vous m'avez abandonnée. N'aurez-vous de charmes que pour moi, et ne paraîtrez vous
pas agréable à d'autres yeux? Je crois que je ne serai pas fâchée que les
sentiments des autres justifient les miens en quelque façon, et je voudrais
que toutes les femmes de France vous trouvassent aimable, qu'aucune ne vous
aimât, et qu'aucune ne vous plût: ce projet est ridicule et impossible;
néanmoins, j'ai assez éprouvé que vous n'êtes guère capable d'un grand
entêtement, et que vous pourrez bien m'oublier sans aucun secours, et sans y
être contraint par une nouvelle passion: peut-être voudrais-je que vous
eussiez quelque prétexte raisonnable? Il est vrai que je serais plus
malheureuse, mais vous ne seriez pas si coupable.
Je vois bien que vous demeurerez en France sans de
grands plaisirs, avec une entière liberté; la fatigue d'un long voyage,
quelque petite bienséance, et la crainte de ne répondre pas à mes transports
vous retiennent: Ah! ne m'appréhendez point! Je me contenterai de vous voir de
temps en temps, et de savoir seulement que nous sommes en même lieu: mais je
me flatte, peut-être, et vous serez plus touché de la rigueur et de la
sévérité d'une autre, que vous ne l'avez été de mes faveurs; est-il possible
que vous serez enflammé par de mauvais traitements? Mais avant que de vous
engager dans une grande passion, pensez bien à l'excès de mes douleurs, à
l'incertitude de mes projets, à la diversité de mes mouvements, à
l'extravagance de mes lettres, à mes confiances, à mes désespoirs, à mes
souhaits, à ma jalousie! Ah! vous allez vous rendre malheureux; je vous
conjure de profiter de l'état où je suis, et qu'au moins ce que je souffre
pour vous ne vous soit pas inutile!
Vous me fîtes, il y a cinq ou six mois, une fâcheuse
confidence, et vous m'avouâtes de trop bonne foi que vous aviez aimé une dame
en votre pays: si elle vous empêche de revenir, mandez-le-moi sans ménagement,
afin que je ne languisse plus; quelque reste d'espérance me soutient encore,
et je serai bien aise (si elle ne doit avoir aucune suite) de la perdre tout à
fait, et de me perdre moi-même; envoyez-moi son portrait avec quelqu'une de
ses lettres, et écrivez-moi tout ce qu'elle vous dit! J'y trouverais,
peut-être, des raisons de me consoler, ou de m'affliger davantage; je ne puis
demeurer plus longtemps dans l'état où je suis, et il n'y a point de
changement qui ne me soit favorable. Je voudrais aussi avoir le portrait de
votre frère et de votre belle-soeur; tout ce qui vous est quelque chose m'est
fort cher, et je suis entièrement dévouée à ce qui vous touche: je ne me suis
laissé aucune disposition de moi-même. Il y a des moments où il me semble que
j'aurais assez de soumission pour servir celle que vous aimez; vos mauvais
traitements et vos mépris m'ont tellement abattue, que je n'ose quelquefois
penser seulement qu'il me semble que je pourrais être jalouse sans vous
déplaire, et que je crois avoir le plus grand tort du monde de vous faire des
reproches: je suis souvent convaincue que je ne dois point vous faire voir
avec fureur, comme je fais, des sentiments que vous désavouez.
Il y a longtemps qu'un officier attend votre lettre;
j'avais résolu de l'écrire d'une manière à vous la faire recevoir sans dégoût:
mais elle est trop extravagante, il faut la finir. Hélas! il n'est pas en mon
pouvoir de m'y résoudre, il me semble que je vous parle, quand je vous écris,
et que vous m'êtes un peu plus présent. La première ne sera pas si longue, ni
si importune, vous pourrez l'ouvrir et la lire sur l'assurance que je vous
donne; il est vrai que je ne dois point vous parler d'une passion qui vous
déplaît, et je ne vous en parlerai plus. Il y aura un an dans peu de jours que
je m'abandonnai toute à vous sans ménagement: votre passion me paraissait fort
ardente et fort sincère, et je n'eusse jamais pensé que mes faveurs vous
eussent assez rebuté pour vous obliger à faire cinq cents lieues, et à vous
exposer à des naufrages pour vous en éloigner; personne ne m'était redevable
d'un pareil traitement: vous pouvez vous souvenir de ma pudeur, de ma
confusion et de mon désordre, mais vous ne vous souvenez pas de ce qui vous
engagerait à m'aimer malgré vous. L'officier qui doit vous porter cette lettre
me mande pour la quatrième fois qu'il veut partir; qu'il est pressant! il
abandonne sans doute quelque malheureuse en ce pays.
Adieu, j'ai plus de peine à finir ma lettre, que vous
n'en avez eu à me quitter, peut être, pour toujours. Adieu, je n'ose vous
donner mille noms de tendresse, ni m'abandonner sans contrainte à tous mes
mouvements: je vous aime mille fois plus que ma vie, et mille fois plus que je
ne pense; que vous m'êtes cher! et que vous m'êtes cruel! Vous ne m'écrivez
point, je n'ai pu m'empêcher de vous dire encore cela; je vais recommencer, et
l'officier partira; qu'importe qu'il parte, j'écris plus pour moi que pour
vous, je ne cherche qu'à me soulager; aussi bien la longueur de ma lettre vous
fera peur, vous ne la lirez point; qu'est ce que j'ai fait pour être si
malheureuse? Et pourquoi avez-vous empoisonné ma vie? Que ne suis-je née en un
autre pays? Adieu, pardonnez-moi! Je n'ose plus vous prier de m'aimer; voyez
où mon destin m'a réduite! Adieu!
Cinquième Lettre
Je vous écris pour la dernière fois, et j'espère vous
faire connaître, par la différence des termes et de la manière de cette lettre,
que vous m'avez enfin persuadée que vous ne m'aimiez plus, et qu'ainsi je ne
dois plus vous aimer: je vous renverrai donc par la première voie tout ce qui
me reste encore de vous. Ne craignez pas que je vous écrive; je ne mettrai pas
même votre nom au-dessus du paquet; j'ai chargé de tout ce détail Dona Brites,
que j'avais accoutumée à des confidences bien éloignées de celle-ci; ses soins
me seront moins suspects que les miens; elle prendra toutes les précautions
nécessaires afin de pouvoir m'assurer que vous avez reçu le portrait et les
bracelets que vous m'avez donnés.
Je veux cependant que vous sachiez que je me sens,
depuis quelques jours, en état de brûler et de déchirer ces gages de votre
amour, qui m'étaient si chers, mais je vous ai fait voir tant de faiblesse,
que vous n'auriez jamais cru que j'eusse pu devenir capable d'une telle
extrémité: je veux donc jouir de toute la peine que j'ai eue à m'en séparer,
et vous donner au moins quelque dépit. Je vous avoue, à ma honte et à la vôtre,
que je me suis trouvée plus attachée que je ne veux vous le dire à ces
bagatelles, et que j'ai senti que j'avais un nouveau besoin de toutes mes
réflexions pour me défaire de chacune en particulier, lors même que je me
flattais de n'être plus attachée à vous: mais on vient à bout de tout ce qu'on
veut, avec tant de raisons. Je les ai mises entre les mains de Dona Brites;
que cette résolution m'a coûté de larmes! Après mille mouvements et mille
incertitudes que vous ne connaissez pas, et dont je ne vous rendrai pas compte
assurément, je l'ai conjurée de ne m'en parler jamais, de ne me les rendre
jamais, quand même je les demanderais pour les revoir encore une fois, et de
vous les renvoyer, enfin, sans m'en avertir.
Je n'ai bien connu l'excès de mon amour que depuis que j'ai voulu faire tous
mes efforts pour m'en guérir, et je crains que je n'eusse osé l'entreprendre,
si j'eusse pu prévoir tant de difficultés et tant de violences. Je suis
persuadée que j'eusse senti des mouvements moins désagréables en vous aimant,
tout ingrat que vous êtes, qu'en vous quittant pour toujours. J'ai éprouvé que
vous m'étiez moins cher que ma passion et j'ai eu d'étranges peines à la
combattre, après que vos procédés injurieux m'ont rendu votre personne odieuse.
L'orgueil ordinaire de mon sexe ne m'a point aidée à prendre des résolutions
contre vous. Hélas! j'ai souffert vos mépris, j'eusse supporté votre haine et
toute la jalousie que m'eût donnée l'attachement que vous eussiez pu avoir
pour une autre, j'aurais eu, au moins, quelque passion à combattre, mais votre
indifférence m'est insupportable; vos impertinentes protestations d'amitié et
les civilités ridicules de votre dernière lettre m'ont fait voir que vous
aviez reçu toutes celles que je vous ai écrites, qu'elles n'ont causé dans
votre coeur aucun mouvement, et que cependant vous les avez lues.
Ingrat, je suis encore assez folle pour être au
désespoir de ne pouvoir me flatter qu'elles ne soient pas venues jusques à
vous, et qu'on ne vous les ait pas rendues! Je déteste votre bonne foi, vous
avais-je prié de me mander sincèrement la vérité? Que ne me laissiez-vous ma
passion? Vous n'aviez qu'à ne me point écrire; je ne cherchais pas à être
éclaircie; ne suis-je pas bien malheureuse de n'avoir pu vous obliger à
prendre quelque soin de me tromper et de n'être plus en état de vous excuser?
Sachez que je m'aperçois que vous êtes indigne de tous mes sentiments, et que
je connais toutes vos méchantes qualités.
Cependant, si tout ce que j'ai fait pour vous peut
mériter que vous ayez quelques petits égards pour les grâces que je vous
demande, je vous conjure de ne m'écrire plus, et de m'aider à vous oublier
entièrement; si vous me témoigniez, faiblement même, que vous avez eu quelque
peine en lisant cette lettre, je vous croirais peut-être; et peut-être aussi
votre aveu et votre consentement me donneraient du dépit et de la colère, et
tout cela pourrait m'enflammer: ne vous mêlez donc point de ma conduite, vous
renverseriez, sans doute, tous mes projets, de quelque manière que vous
voulussiez y entrer; je ne veux point savoir le succès de cette lettre; ne
troublez pas l'état que je me prépare, il me semble que vous pouvez être
content des maux que vous me causez, quelque dessein que vous eussiez fait de
me rendre malheureuse. Ne m'ôtez point de mon incertitude; j'espère que j'en
ferai, avec le temps, quelque chose de tranquille: je vous promets de ne vous
point haïr, je me défie trop des sentiments violents pour oser l'entreprendre.
Je suis persuadée que je trouverais peut-être, en ce
pays, un amant plus fidèle et mieux fait; mais, hélas! qui pourra me donner de
l'amour? La passion d'un autre m'occupera-t-elle? La mienne a-t-elle pu
quelque chose sur vous? N'éprouvé-je pas qu'un coeur attendri n'oublie jamais
ce qui l'a fait apercevoir des transports qu'il ne connaissait pas, et dont il
était capable; que tous ses mouvements sont attachés à l'idole qu'il s'est
faite; que ses premières idées et que ses premières blessures ne peuvent être
ni guéries ni effacées; que toutes les passions qui s'offrent à son secours et
qui font des efforts pour le remplir et pour le contenter lui promettent
vainement une sensibilité qu'il ne retrouve plus; que tous les plaisirs qu'il
cherche, sans aucune envie de les rencontrer, ne servent qu'à lui faire bien
connaître que rien ne lui est si cher que le souvenir de ses douleurs.
Pourquoi m'avez-vous fait connaître l'imperfection et le désagrément d'un
attachement qui ne doit pas durer éternellement, et les malheurs qui suivent
un amour violent, lorsqu'il n'est pas réciproque, et pourquoi une inclination
aveugle et une cruelle destinée s'attachent-elles, d'ordinaire, à nous
déterminer pour ceux qui seraient sensibles pour quelque autre?
Quand même je pourrais espérer quelque amusement dans un nouvel engagement, et
que je trouverais quelqu'un de bonne foi, j'ai tant de pitié de moi-même, que
je ferais beaucoup de scrupule de mettre le dernier homme du monde en l'état
où vous m'avez réduite; et quoique je ne sois pas obligée à vous ménager, je
ne pourrais me résoudre à exercer sur vous une vengeance si cruelle, quand
même elle dépendrait de moi, par un changement que je ne prévois pas.
Je cherche dans ce moment à vous excuser, et je comprends bien qu'une
religieuse n'est guère aimable d'ordinaire. Cependant il semble que si on
était capable de raisons, dans les choix qu'on fait, on devrait plutôt
s'attacher à elles qu'aux autres femmes: rien ne les empêche de penser
incessamment à leur passion, elles ne sont point détournées par mille choses
qui dissipent et qui occupent dans le monde; il me semble qu'il n'est pas fort
agréable de voir celles qu'on aime toujours distraites par mille bagatelles,
et il faut avoir bien peu de délicatesse pour souffrir, sans en être au
désespoir, qu'elles ne parlent que d'assemblées, d'ajustements et de
promenades; on est sans cesse exposé à de nouvelles jalousies; elles sont
obligées à des égards, à des complaisances, à des conversations: qui peut
s'assurer qu'elles n'ont aucun plaisir dans toutes ces occasions, et qu'elles
souffrent toujours leurs maris avec un extrême dégoût, et sans aucun
consentement? Ah! qu'elles doivent se défier d'un amant qui ne leur fait pas
rendre un compte bien exact là-dessus, qui croit aisément et sans inquiétude
ce qu'elles lui disent, et qui les voit avec beaucoup de confiance et de
tranquillité sujettes à tous ces devoirs!
Mais je ne prétends pas vous prouver par de bonnes
raisons que vous deviez m'aimer; ce sont de très méchants moyens, et j'en ai
employé de beaucoup meilleurs qui ne m'ont pas réussi; je connais trop bien
mon destin pour tâcher à le surmonter; je serai malheureuse toute ma vie; ne
l'étais-je pas en vous voyant tous les jours? Je mourais de frayeur que vous
ne me fussiez pas fidèle, je voulais vous voir à tous moments, et cela n'était
pas possible, j'étais troublée par le péril que vous couriez en entrant dans
ce couvent; je ne vivais pas lorsque vous étiez à l'armée, j'étais au
désespoir de n'être pas plus belle et plus digne de vous, je murmurais contre
la médiocrité de ma condition, je croyais souvent que l'attachement que vous
paraissiez avoir pour moi vous pourrait faire quelque tort; il me semblait que
je ne vous aimais pas assez, j'appréhendais pour vous la colère de mes parents,
et j'étais enfin dans un état aussi pitoyable qu'est celui où je suis
présentement.
Si vous m'eussiez donné quelques témoignages de votre
passion depuis que vous n'êtes plus en Portugal, j'aurais fait tous mes
efforts pour en sortir, je me fusse déguisée pour vous aller trouver: hélas!
qu'est-c e que je fusse devenue, si vous ne vous fussiez plus soucié de moi,
après que j'eusse été en France? quel désordre! quel égarement! quel comble de
honte pour ma famille, qui m'est fort chère depuis que je ne vous aime plus!
Vous voyez bien que je connais de sens froid qu'il était possible que je fusse
encore plus à plaindre que je ne suis; et je vous parle, au moins,
raisonnablement une fois en ma vie. Que ma modération vous plaira, et que vous
serez content de moi! je ne veux point le savoir, je vous ai déjà prié de ne
m'écrire plus, et je vous en conjure encore.
N'avez vous jamais fait quelque réflexion sur la manière dont vous m'avez
traitée? ne pensez-vous jamais que vous m'avez plus d'obligation qu'à personne
du monde? je vous ai aimé comme une insensée; que de mépris j'ai eu pour
toutes choses! Votre procédé n'est point d'un honnête homme, il faut que vous
ayez eu pour moi de l'aversion naturelle, puisque vous ne m'avez pas aimée
éperdument; je me suis laissé enchanter par des qualités très médiocres,
qu'avez-vous fait qui dût me plaire? quel sacrifice m'avez vous fait?
n'avez-vous pas cherché mille autres plaisirs? avez-vous renoncé au jeu et à
la chasse? n'êtes-vous pas parti le premier pour aller à l'armée? n'en
êtes-vous pas revenu après tous les autres? Vous vous y êtes exposé follement,
quoique je vous eusse prié de vous ménager pour l'amour de moi; vous n'avez
point cherché les moyens de vous établir en Portugal, où vous étiez estimé:
une lettre de votre frère vous en a fait partir, sans hésiter un moment; et
n'ai-je pas su que, durant le voyage, vous avez été de la plus belle humeur du
monde?
Il faut avouer que je suis obligée à vous haïr
mortellement; ah! je me suis attiré tous mes malheurs: je vous ai d'abord
accoutumé à une grande passion, avec trop de bonne foi, et il faut de
l'artifice pour se faire aimer; il faut chercher avec quelque adresse les
moyens d 'enflammer, et l'amour tout seul ne donne point de l'amour; vous
vouliez que je vous aimasse, et comme vous aviez formé ce dessein, il n'y a
rien que vous n'eussiez fait pour y parvenir; vous vous fussiez même résolu à
m'aimer, s'il eût été nécessaire; mais vous avez connu que vous pouviez
réussir dans votre entreprise sans passion, et que vous n'en aviez aucun
besoin; quelle perfidie! Croyez-vous avoir pu impunément me tromper?
Si quelque hasard vous ramenait en ce pays, je vous
déclare que je vous livrerai à la vengeance de mes parents. J'ai vécu
longtemps dans un abandonnement et dans une idolâtrie qui me donne de
l'horreur, et mon remords me persécute avec une rigueur insupportable, je sens
vivement la honte des crimes que vous m'avez fait commettre, et je n'ai plus,
hélas! la passion qui m'empêchait d'en connaître l'énormité; quand est-ce que
mon coeur ne sera plus déchiré? quand est-ce que je serai délivrée de cet
embarras, cruel!
Cependant je crois que je ne vous souhaite point de
mal, et que je me résoudrais à consentir que vous fussiez heureux; mais
comment pourrez-vous l'être, si vous avez le coeur bien fait? Je veux vous
écrire une autre lettre, pour vous faire voir que je serai peut-être plus
tranquille dans quelque temps; que j'aurai de plaisir de pouvoir vous
reprocher vos procédés injustes après que je n'en serai plus si vivement
touchée, et lorsque je vous ferai connaître que je vous méprise, que je parle
avec beaucoup d'indifférence de votre trahison, que j'ai oublié tous mes
plaisirs et toutes mes douleurs, et que je ne me souviens de vous que lorsque
je veux m'en souvenir!
Je demeure d'accord que vous avez de grands avantages
sur moi, et que vous m'avez donné une passion qui m'a fait perdre la raison;
mais vous devez en tirer peu de vanité; j'étais jeune, j'étais crédule, on
m'avait enfermée dans ce couvent depuis mon enfance, je n'avais vu que des
gens désagréables, je n'avais jamais entendu les louanges que vous me donniez
incessamment: il me semblait que je vous devais les charmes et la beauté que
vous me trouviez, et dont vous me faisiez apercevoir, j'entendais dire du bien
de vous, tout le monde me parlait en votre faveur, vous faisiez tout ce qu'il
fallait pour me donner de l'amour; mais je suis, enfin, revenue de cet
enchantement, vous m'avez donné de grands secours, et j'avoue que j'en avais
un extrême besoin.
En vous renvoyant vos lettres, je garderai
soigneusement les deux dernières que vous m'avez écrites, et je les relirai
encore plus souvent que je n'ai lu les premières, afin de ne retomber plus
dans mes faiblesses. Ah! qu'elles me coûtent cher, et que j'aurais été
heureuse, si vous eussiez voulu souffrir que je vous eusse toujours aimé! Je
connais bien que je suis encore un peu trop occupée de mes reproches et de
votre infidélité; mais souvenez-vous que je me suis promis un état plus
paisible, et que j'y parviendrai, ou que je prendrai contre moi quelque
résolution extrême, que vous apprendrez sans beaucoup de déplaisir; mais je ne
veux plus rien de vous, je suis une folle de redire les mêmes choses si
souvent, il faut vous quitter et ne penser plus à vous, je crois même que je
ne vous écrirai plus; suis-je obligée de vous rendre un compte exact de tous
mes divers mouvements?
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